Papa va rentrer.
En ce temps là, tout était beau et inquiétant.- Elena Ferrante
Derrière son masque calme, maman est fébrile. Pierre le voit dans ses yeux
qui ne voient rien, dans le mutisme dont elle s’est fait comme un
manteau. Le silence de la maison est tellement dense que si l’enfant
lève les bras trop vite, il s'attend à l'entendre
craquer comme un vieux chiffon. Il se fait donc petit, pressentant
que ce n'est pas le jour de manger du savon pour faire des bulles,
comme l'autre fois. Tout ça lui tord un peu les boyaux, mais comme maman l'a fait beau de la tête aux pieds, il serait de
mauvais goût de tout gâcher en se vidant par un orifice ou l'autre.
Hier, on lui a dit que papa allait rentrer bientôt, peut-être aujourd’hui
ou demain. Papa,
c'est la photo sur la table de chevet.
Cette
journée a un parfum d’école buissonnière. Une
fois lavé, habillé, et l’habituelle tranche de pain avalée, sa
mère l’envoie jouer un peu dans la cour. Le gosse en profite, sans
en avoir l’air, pour s’échapper dans la rue. Il se sent pousser
des ailes par la perspective de manquer l’école aujourd’hui et
peut-être même au-delà, pour une durée mal définie autorisant
les espoirs les plus fous. Depuis qu’elle a reçu le message lui
annonçant que papa est sur le retour, maman ne l’envoie plus à
l’école. Non content de manquer la classe en plein milieu de
semaine, Pierre va même se promener, et tout ça sans avoir à
simuler l’agonie : son père est vraiment un chic type.
Trottinant joyeusement dans les rues, il l’imagine en train de se
battre seul contre trois. Il a sûrement essayé de s’évader plein
de fois, en creusant des tunnels. Il a été rattrapé mais à chaque
fois il a recommencé. Peut-être qu’il va ramener un trophée de
guerre, quelque chose de précieux et de secret que Pierre pourra
montrer aux copains d’école, précipitant le succès d’Antoine
et sa taupe empaillée dans l’oubli éternel.
À
la petite vieille vêtue de noir depuis 31 ans qui passe ses journées
à observer les gens aller et venir, il lance : Mon
père rentre de la guerre !
À
la file de gens devant la boulangerie pour une portion de pain, tickets de
rationnement en poche, il clame: Mon père rentre de la
guerre aujourd'hui !
Aux
gamins dans la cour d'école, sous les grands chênes, il confie par
dessus le portillon : Mon père, il rentre de la guerre
aujourd'hui, il tuait les boches !
Au
badaud de l’épaisseur d'un fil de fer qui regarde en l'air près
de l'église, il lance sans préambule : La guerre est finie ! Mon père revient !
À la petite plaque de ferraille ovale clouée sur la tombe de sa
famille, dans le grand calme du cimetière, il ne dit d'abord rien :
il reprend son souffle, essuie son front moite. Ici aussi les oiseaux
chantent dans l'air doux du mois de mai, mais le garçon, pour sa
part, préfère chuchoter à son petit frère : Papa va
rentrer.
Puis il se rend compte qu’il n’a rien à ajouter : son ivresse est retombée comme un flan. Il reste un moment là.
Puis il se rend compte qu’il n’a rien à ajouter : son ivresse est retombée comme un flan. Il reste un moment là.
Le chemin du retour est moins flamboyant que l’aller. Pierre est
occupé à inventer une excuse pour sa disparition et à se composer
un visage de circonstance. Il marque un temps d'arrêt en arrivant
devant la cour, d'où s'échappent des éclats de voix : il y a du
monde, les adultes parlent entre eux, on reconnaît la grosse voix de
l'oncle Albert. Est-il possible qu’on le cherchât déjà ?
Il ressent comme un vertige, puis rentre discrètement, oubliant les
alibis ingénieux, les histoires rocambolesques inventées pour justifier l’escapade. Au milieu d’un petit groupe
d’hommes, son oncle s’adresse à un individu maigre aux pommettes
saillantes et aux yeux gris. L’enfant le reconnaît en croisant son
regard délavé, et se demande ce que fait là ce pauvre
hère qu'il a croisé près de l'église.
Ah, t’es enfin là, où t’étais passé ! Pierre, lui dit maman, viens embrasser ton père.
Ah, t’es enfin là, où t’étais passé ! Pierre, lui dit maman, viens embrasser ton père.
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