Jules et Lucie


(Librement inspiré d'une correspondance réelle)

Chère Lucie.
Toutes ses lettres, Jules les commence par ces deux mots : Chère Lucie. Ensuite, il met une formule rituelle, qui elle aussi, ne varie quasiment jamais depuis cinq ans : j'ai reçu ta lettre qui m'a fait grand plaisir, tant qu'à moi la santé est toujours bonne et l'on désire que ma lettre vous trouve de même qu'elle me quitte. C'est une formule assez longue et laborieuse, surtout quand on l'écrit dans un coin de tranchée sur un papier large comme une queue de lapin. Mais quand Jules prend son morceau de crayon encre pour écrire à sa femme, d'un bout à l'autre, tout lui est plus ou moins fastidieux. Le visage fermé, l'esprit absorbé dans cette lettre où il voudrait mettre le mieux sans laisser passer le pire, écrire, c'est toujours trop long, et trop court en même temps. Il demande des nouvelles des récoltes, du travail, des camarades, des voisins, d'un ou deux proches. Il rassure sa jeune épouse, lui dresse un bulletin météorologique du jour très exhaustif et embrasse ses deux petites filles. Ça prend dix lignes. Enfin, il termine par rien de plus à vous dire pour le moment, je vous embrasse de tout mon cœur. Une autre formule habituelle qui permet d'aligner des mots vaguement rassurants sans en dire trop. Voilà, c'est déjà bouclé. Jules referme le papier en deux et le glisse dans la petite enveloppe, le cœur dans l'estomac. C'est un bout de lui qui s'en ira vers Nohant-Vic. Pour sa part, il reste là dans la boue.


Mon Cher Jules.
Lucie écrit rapidement, comme elle pense, comme elle parlerait. La lettre de Jules à peine lue debout devant la porte, elle attrape du papier, une plume et son encre violette pour lui répondre. De toute façon avec ses deux petites filles, elle n'a pas vraiment le loisir d'écrire un roman. Elle demande d'abord à son mari qu'il vienne les voir. Puis lui dit tout ce qu'elle sait des nouvelles : Jouaneaux vient bientôt, Lucien a écrit le 7, Marcel est en bonne santé. D'ailleurs tout le monde est en bonne santé (comme si on avait le choix !). Elle termine sa lettre en l'embrassant de tout son cœur, avec une écriture italique qui grossit et s'envole vers la droite. Puis elle plie méthodiquement le bout de papier en quatre. Pas besoin de s'attarder : de toute façon elle en écrira une nouvelle demain, et après-demain...

 


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