Jacques en Afrique du Nord

1957, Sidi Aïssa, marche de 30 kilomètres


Quelques repères :

- Guerre d'Algérie : 1954 à 1962

-  Durée du service militaire de Jacques : du 2 mai 1957 au 24 août 1959

Soit 2 ans, 3 mois et 22 jours en Afrique du Nord Française


1957, début de l'année.

Peu avant son départ à l'armée, un copain de Jacques lui demande de l'accompagner au cinéma avec deux filles, Annie et Claude. Cette dernière est une écolière de 15 ans. Apprenant que Jacques va bientôt embarquer pour faire son service militaire en Afrique du Nord, elle lui demande s'il pourra lui écrire. C'est comme ça que débute leur correspondance, constituée de plus de 300 lettres.





Le jeune homme est d'abord envoyé au Maroc, à El Hajeb près de Meknès. 
Puis il est muté en Algérie, à Arzew et Oran.

Une carte d'Afrique ayant appartenue Jacques
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Les permissions seront exceptionnelles : la première lui est accordée au bout d'un an de service. 

Dans le civil Jacques a son C.E.P et travaille au dépôt S.N.C.F de Montluçon.
Originaire de La Châtre dans l'Indre, il est logé à Montluçon et croisait sa future correspondante Claude dans l'autorail depuis un moment, de plus, le père de cette dernière travaille aussi au dépôt.

Dans l'armée, Jacques fait partie de la 436ème Compagnie de Réparation Divisionnaire : il répare des véhicules militaires. Par exemple avec un coéquipier sénégalais, sa mission est de tester les freins d'une jeep, réparer des G.M.C, désembourber des camions. Visiblement ils travaillent souvent dans l'urgence à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, et gagnent le droit d'aller dormir quand le matériel est réparé. Au début, ils ont aussi des cours théoriques (sur les armes par exemple) et de petites marches d'environ 30 kilomètres par jour. De temps en temps ils font aussi des patrouilles et des gardes, comme à l'occasion d'un 11 novembre à Oran.

La première chose que ses missives nous apprennent, c'est que Jacques ne possède pas la fibre militaire ni patriotique, et ne s'en cache pas. Son séjour en Afrique du Nord est marqué avant tout par l'ennui et le sentiment d'inutilité. Au fil du temps, une sorte de rébellion passive-agressive émerge. Ainsi que la crainte de devenir fou.

_ Pourquoi j’attends la quille c’est simple. Parce que l’armée ne m’intéresse pas du tout. Je la trouve idiote et beaucoup en retard.
 
_ Me voilà maintenant élève gradé. Tu parles ! C’est pas que ça m’enchante. Mais enfin puisqu’on m’y force. 
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On voit rapidement que ce n'est pas non plus sa foi religieuse qui va le soutenir. Son athéisme peut surprendre un peu pour l'époque et le lieu (années 50 en France, milieu modeste et plutôt rural) et j'ignore de qui ou d'où il le tient.
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_ J'espère que ton voyage à Lourdes ce sera très bien passé. Tu as prié me dis-tu pour moi. Je suis touché de cette délicate attention. Remarque que l'église depuis ma première communion je n'y suis pour ainsi dire jamais été. J'espère que tu ne m'en tiendra pas rigueur. Chacun pense ce qu'il veut.
 
_ Quand à la vocation religieuse c’est comme l’armée ça ne me plaît pas du tout. 

Jacques est en Algérie par contrainte et n'y trouve pas sa place. Sa présence dans ce pays n'a pas de sens et une arme à la main, il ne se sent pas fort, mais ridicule.
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_ Dimanche et demain je suis de patrouille à Meknes. Nous allons avoir l’air fin avec nos fusils dans les rues !
 
_ Moi le 11 novembre je l’ai passé à faire l’idiot avec un fusil dans les rues d’Oran. Naturellement nous n’avions pas de cartouches.
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Ses camarades et lui vivent dans un certain isolement : ils ne reçoivent aucune nouvelle des évènements en France et pas tellement non plus de ce qui se passe sur place.
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_ Parle moi un peu des évènements : Algérie, gouvernement. Ici, on ne sait rien 
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Les occasions de côtoyer les civils semblent rares. Voir nulles. De toute façon...
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_ Pour ce qui est de te rendre jalouse, je ne vois pas trop comment ça pourrait se faire. Il y a bien certains types qui ont des jeunes filles ici. Mais ici on parle vite de mariage, ce qui ne leur plaît guère. D'autant plus que certains sont fiancés en France.
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_ Je n'aime de toute façon pas trop ces français d'Algérie qui ont pour la plupart une sale mentalité.
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Dans ce contexte, les distractions sont : le cinéma, les sorties (souvent décevantes), la bière qu'il préfère brune, et les cigarettes (mais il confie au sujet de ces dernières : "cela fait longtemps que je suis convaincu des dangers du tabac").
Enfin dernier plaisir à portée mais non des moindres, le courrier.

Car les lettres ne servent pas qu'à être lues, mais aussi à être attendues, espérées, trompant l'ennui de la semaine.

_ Si tu m’aimes toujours un peu écris moi vite. C’est le plus grand plaisir que tu puisses me faire.

Elles permettent de recevoir des nouvelles des proches et de la France mais aussi des livres, des journaux, des revues, qui sont très appréciés et lus rapidement (exceptionnellement Jacques reçoit aussi une médaille porte bonheur, quelques photos et même un cake, mais ce dernier a visiblement couté cher à Claude en frais postaux et est considéré comme une folie).

_ J’ai bien reçu tes journaux hier et ils m’ont fait bien plaisir. Je les ai déjà tous lus.

_ J’ai souvent tes deux photos près de moi. C’est à peu près mon seul réconfort avec le courrier que j’attends toujours avec impatience.


Du fait de la monotonie des jours, les missives de Jacques sont la plupart du temps courtes et semblables. C'est Claude qui alimente l'essentiel de la conversation. Sa petite sœur se mêle des lettres et y envoie des baisers à Jacques. Et ce dernier demande régulièrement des nouvelles du père des deux filles, avec qui il travaillait.
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_ Tu peux dire à ton père que malgré que je n’aime pas beaucoup bêcher je préférerais faire ça que ce que je fais en ce moment...

Jacques ne raconte pas tout à ses propres parents. Les lettres à sa mère sont beaucoup plus espacées que celles à Claude. Il dit d'ailleurs à cette dernière :

_ Ici rien de neuf à part un attentat à 12 kms d’où je suis, c’est à dire à Saint-Cloud. Des fellaghas en traction avant venant d’Arzew ont tiré au hasard dans la rue principale et ils ont ensuite mis le feu à une usine de caoutchouc, tuant le gardien. Résultat 3 morts et des blessés. Tu penses que je n’ai pas raconté ça à mes parents. Ils se seraient fait du mauvais sang pour moi.

Il est vrai que sous l'apparence de l'ennui, même s'il ne voit (peut-être) pas la guerre, il doit bien la sentir, car la mort ou la maladie, et les dangers imprévisibles, ne sont jamais très loin.

_ Tous les jours il y a des malades. Au moment où je t’écris il y en a un qui vient de vomir en face de moi.
 
_ Tous les vendredi nous prenons 3 cachets contre le paludisme
 
_ Peut-être as-tu vu dans les journaux qu’ici il y a eu trois morts.
 
_ Ici le secteur est à à peu près calme bien que j’ai entendu dire que le régiment d’infanterie avait eu 2 morts. Mais enfin rien d’officiel.
 
_ À El Hajeb juste après notre départ nous avons eu un camarade qui est mort il a eu la jaunisse et il y a eu des complications. À El Hajeb il était dans ma section et dans la même chambre que moi. Il avait 23 ans.

_ Hier il y a aussi eu un chauffeur du génie qui a brûlé, le feu ayant pris dans un bidon d’huile de vidange...
 
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Officiellement, environ 23 000 soldats français sont morts en Algérie
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Plus la date du retour approchait, plus les hommes étaient réticents à partir en opération de peur d'une catastrophe vraiment mal venue. C'est sans doute pour cela que certains n'étaient prévenus de leur départ que quelques jours avant ou la veille. C'est ce qui semble être arrivé à Jacques qui utilise le conditionnel jusqu'au bout.

- Quand à moi j'ai l'impression que ça se rapproche. Nous devrions embarquer le 1er.  

Le 6 août 1959, il est de retour à La Châtre et revient sur son départ :

- Depuis le temps que je n'ai pas donné de mes nouvelles tu dois bien te demander ce que je suis devenu (...) Nous avons embarqué à Oran samedi après-midi sur le Joffre. J'ai quitté l'Algérie exactement à 16 heures 20 minutes et ça plaisir.  

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Cette parole d'un autre appelé, Pierre Béchu, cité par son ami Pierre Couette, semble correspondre à l'expérience de Jacques en Algérie : "Je ne sais pas pourquoi je suis parti, et je ne sais pas pourquoi je reviens !"

carte postale du paquebot Djenné conservé par Jacques avec sa date d'embarquement inscrite au dos


Quelques Perles

L'armée en horreur

_ Excuse moi si je t'écris sur du papier fripé mais cette petite feuille est plus facile à dissimuler dans mon cahier car il faut que je te dise qu'en ce moment je suis en cours d'armement et les armes ne m'intéressent guère (comme le reste d'ailleurs).

_ Hier nous sommes une quarantaine à avoir refusé de faire une revue de détail. Il paraît que nous allons coucher quelques nuits au gnouf. Pas d'importance. 

_ Moi l'armée je n'en ai rien à foutre. J'attends la quille. J'espère que tu me comprends.

_ Crois-moi si je travaille c'est bien malgré moi

_ Ici c'est toujours la même vie monotone.

_ J'aurais encore eu beaucoup de choses à te dire mais il est 9 heures et ces vaches de gradés vont nous couper le courant.

_ Ma couleur préféré je crois que c'est le vert mais clair, surtout pas le vert de l'armée.

_ Car on finirait par devenir complètement dingue dans cette p... d'armée...

_ Si ça continue je vais devenir complètement "cinglé" déjà que je suis bien atteint. Tu as du t'en rendre compte.

_ Les permissions sont une fois de plus supprimées. Cette fois il paraît que c'est jusqu'au mois d'octobre. Alors si c'est vrai j'ai le temps de devenir complètement cinglé.

  
Copains


1957, Algérie. Jacques avec un camarade inconnu

_ Je vais arrêter ma lettre là pour aujourd'hui. Il y en a qui jouent au ballon dans la chambre et ils ont pris ma tête pour cible. J'ai bien mis mon casque mais c'est nettement insuffisant.

_ Ce soir c'était bataille de pain. Tu vois le genre.

_ Voilà la photo de moi que tu m'as demandé. Les autres sont des camarades de misère.


Climat

_ Tu me fais rire quand tu me dis que vous avez une chaleur écrasante, ici nous avons enregistré 52 degrés.


Inclassable

_ Je ne sais pas si c’est le soleil qui lui a tapé sur la tête mais dans notre chambre nous avons un déserteur. Il est parti après avoir volé pas mal de choses dans les valises. Il n’a rien pris dans la mienne. Il a volé ensuite une voiture à un officier de l’armée royale marocaine. Trois kilomètres plus loin il s’est écrasé contre un pylône sur la route de Fès. Bilan : une voiture inutilisable seul le poste de radio fonctionne, et un bras cassé. S’il n’est pas vraiment fou ça va lui coûter cher.
_ J'ai failli me battre avec un type qui me dégoute. D'ailleurs personne ne peut le voir.

_ Question de conduire, les véhicules légers ça va encore. Le plus dur c’est les poids lourds en particulier les GMC à 6 roues motrices. Ça ne se manœuvre pas comme une brouette.
 
_ Hier j'ai fait un tour au lieu-dit la Fontaine des Gazelles. Ça m'a fait 8 kilomètres en tout. Remarque que je n'ai pas vu de fontaine pas plus que de gazelle... 

El Hajeb, juin 1957


Sources et lectures autour de l'Algérie :
-
https://www.lhistoire.fr/guerre-dalg%C3%A9rie-combien-de-morts
-
CHEBEL Malek, Dictionnaire amoureux de l'Algérie, 2012
-
NAUDET Jean-Baptiste, La Blessure, 2018

Photos colorisées grâce au site : https://colourise.sg/ 

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